Concours jeunes critiques - SOUS LES FIGUES

SOUS LES FIGUES, premier long-métrage de la réalisatrice tunisienne Erige Sehiri, sort en salle cette semaine. Présenté en section Panorama lors du dernier festival, le film représentera la Tunisie aux Oscars l’an prochain.

A cette occasion, nous vous proposons de lire ci-dessous les critiques du film rédigées par Estelle Aubin et Lou Hupel, lauréates de la première édition du concours de jeunes critiques mené cette année en partenariat avec les revues Cahiers du cinéma et Première. Distinguées lors de la cérémonie de clôture, les deux lauréates pourront chacune effectuer un stage au sein de nos deux rédactions partenaires.

Critique de Estelle Aubin

Au commencement, il y a un jardin, serait-ce celui d’Eden, dans le nord-ouest de la Tunisie. Un verger d’ailleurs, plus qu’un jardin. Des troncs fiers et des longues feuilles vertes, à la cambrure de trèfle, abritent des figues, plus ou moins mûres. C’est l’été. Des jeunes, des femmes, en foulard et longue robe, des hommes et quelques aïeux – que des comédiens non professionnels – cueillent les figues tout une journée durant. Voici pour le décor du gracieux Sous les figues de la réalisatrice Erige Sehiri. Rien de plus. Unité de temps, de lieu et d’action. Métaphore de la Tunisie.

Au gré de la récolte, les protagonistes – une dizaine disons – discutent de choses et d’autres, de leurs sentiments surtout. Se niche là l’essentiel, le sacré : l’amour. Ou non, la recherche de l’amour. Hommes et femmes se courtisent. Ils sont jeunes, sveltes, fringants, filmés en plan serré, se regardent longuement, osent une approche, reculent parfois. Certains doivent s’aimer en cachette, religion oblige. D’autres – les demoiselles – interrogent leurs aînées, qui trient, assises par terre, les figues déjà récoltées, ou dissertent d’amour entre les branches des figuiers et les raies de lumière. « L’amour, ça n’existe pas avant le mariage. C’est que d’la passion avant. Moi je voudrais que moins copain soit plus fermé d’esprit », lance l’une d’entre elle, robe couleur cuivre sur le dos et sourire malicieux. « J’ai pas confiance dans les hommes », répond une autre. On y entend du Rohmer.

Du Rohmer, mais version Deniz Gamze Ergüven, la réalisatrice turque du formidable Mustang. Car, peu à peu, le huis-clos se resserre. De ses flirts frivoles initiaux, l’intrigue s’assombrit soudain. Le chef rode dans le verger comme un loup devant un troupeau. Il vire un ouvrier qui a « cassé deux branches », menace à tout va, oublie un jour de paie. Veut déshabiller une jeune ouvrière à l’abri des regards. Insiste. Elle s’échappe. Se dessinent là des rapports de genre et de classe asymétriques dans la Tunisie d’aujourd’hui. Tout un vaste système de domination, patriarcal et capitaliste.

Les jeunes – et moins jeunes – de la bande le savent. Le verger bouche l’horizon. Rares sont d’ailleurs les plans où une longue étendue, vierge, oxygénée, libératrice, se dessine au loin. Seuls des troncs et des broussailles règnent en majesté dans toutes les scènes du film, et finissent par emprisonner les personnages. Il faut fuir le jardin d’Eden, quitter les figuiers au plus vite. Sortir de la canopée aliénante. S’émanciper, pour les femmes, et pour les travailleurs. Aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Ou cultiver d’autres fruits. D’autres sentiments.

Critique de Lou Hupel

Sous les figues : la fresque moderne d’un champ et de ses fruits défendus

Imaginer les fragments de vie éphémères d’un quotidien ordinaire comme figé le temps d’un jour, peints à la manière d’une toile impressionniste. Imaginer flâner dans un espace-temps déboussolé par l’immensité d’une terre opulente, reflétée par la lumière fervente du soleil d’un mois d’été. Imaginer la beauté et la force des instants partagés qui laissent entrevoir de ce ciel
bleu la puissante humanité d’un paysage si solitaire. C’est justement ce que vous propose le premier long-métrage de fiction d’Erige Sehiri : imaginer. Une journée de récolte, un champ de figuiers, tantôt l’amertume tantôt la tendresse d’un bavardage, et la magie s’opère.

Il ne nous en fallait pas plus pour être conquis par la beauté et la poésie de ce huis clos à coeur et ciel ouvert capté à travers une caméra discrète et attentive aux détails, et surtout, à ces visages animés – parfois marqués –, ces regards éloquents, ces corps en mouvement. C’est ici la preuve d’un pari audacieux mais réussi pour la réalisatrice tunisienne. Pour le spectateur, cette journée de labeur sous les figues n’est pas éprouvante ni ennuyante tant elle est captivante par ses mystères et ses tourments. C’est le subtil mélange entre spontanéités des pensées et authenticité des émotions, blessures de la vie et grâce des destinées.

Du non-profesionnalisme de ces jeunes acteurs émanent une fraîcheur ravissante et une fougue envoûtante ; quatre-vingt-douze minutes qui nous emportent dans des scènes de vie insouciantes, confidentielles, rêveuses, sentimentales, conflictuelles. Sehiri parvient à leur donner aussi bien la saveur d’un moment doux et frais semblable à la figue qu’à transmettre ce ressenti d’aigreur, son rouge vif : le rouge de la passion, ou de la révolte. Au fil des cagettes, d’arbres en arbres, au travers des feuilles verdoyantes, les liens se font et se défont, les consciences s’éveillent ou se rejettent. L’emprunt d’un style documentaire et de ses plans larges et fixes nous immerge dans ce joyau de la nature tunisien et fusionne avec la splendeur des prises rapprochées, créant un jeu de couleurs esthétique.

L’humilité qui ressort de Sous les figues apporte le crédit nécessaire à un film quelque peu dénonciateur : « C’est pas le champ à ton père sinon tu dormirais encore », peut-on entendre dès les premières minutes. Les silences apaisent, les pauses musicales réchauffent, comme lors de cette scène finale que nous garderont en tête pour ses sourires et ses complicités touchantes et intergénérationnelles. S’en dégagent alors une pudeur rafraîchissante, une harmonie entre ces histoires individuelles chaleureuses quoiqu’hasardeuses. Car plus encore, la filature sauvage et fruitée au coeur de ce verger permet d'élargir la fiction au monde réel et aux maux symptomatiques de la société tunisienne – plus largement arabe. Cette lutte assumée contre l’abus de pouvoir et son modèle patriarcal, cette bataille pour la condition et la liberté de la femme attribuent une mention spéciale à ces jeunes femmes s’incarnant à l’écran comme de véritables exemples de force et de courage féminins. Cette jolie scène durant laquelle elles se maquillent nous rappelle alors l’émancipation des jeunes algériennes de Papicha. Primée à la Quinzaine des Réalisateurs, Erige Sehiri s’accorde une récolte admirable, fruit du message d’espoir et d’amour qu’elle a brillamment porté.